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Sueurs fauves à Las Vegas
vendredi 31 octobre 2003 Los Angeles, correspondance |
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"Comme si un aigle d'Amérique avait attaqué le président des Etats-Unis...»
Ce cri du coeur d'un résident de Las Vegas, dans les colonnes du Boston Globe,
traduit la consternation de la capitale mondiale du jeu. L'oasis de néons au
milieu du désert du Nevada ne se remet pas du drame qui a frappé l'une de ses
plus grandes vedettes : Roy Horn, la moitié du duo d'illusionnistes bronzés
et liftés, Siegfried and Roy. Le show de ces «maîtres de l'impossible», en combinaisons
futuristes moulantes avec leurs tigres blancs (1), est l'un des plus courus
de Las Vegas depuis plusieurs décennies. Ou plutôt, était : attaqué par l'un
de ses fauves sur scène, le 3 octobre dernier, Roy lutte toujours entre la vie
et la mort. Le show est suspendu. Bougies, ballons, lettres d'admirateurs s'amoncellent au pied de la statue
en bronze de Siegfried et Roy devant l'hôtel-casino MGM Mirage, qui héberge
leur spectacle depuis 1990. Du nouveau gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger,
à Elizabeth Taylor, politiciens et vedettes envoient leurs voeux de rétablissement.
Et la presse tabloïd feuilletonne, jour après jour, le combat des médecins auprès
de Roy au Centre médical universitaire. Car si le blond Siegfried Fischbacher
et le brun Roy Horn ne sont pas toujours très connus en dehors de Las Vegas
et de leur Allemagne natale, ils sont des icônes de la culture populaire américaine
: évoqués dans des films comme Casino de Martin Scorsese, parodiés dans
le dessin animé les Simpsons, et mis en boîte par les comiques de fin
de soirée à la télévision, tels les Jay Leno et David Letterman qui se moquent
allègrement des flamboyants illusionnistes, de leur accent à couper au couteau
et des coquilles en cuir démesurées protégeant leur virilité des griffes fauves. Comme une poupée de chiffon Les plaisanteries ont cessé net le 3 octobre. Ce soir-là, Siegfried et Roy
font leur entrée sur la scène du théâtre construit tout spécialement pour eux,
dans le gigantesque hôtel-casino au thème tropical. Chacun a un tigre blanc
à ses côtés, au bout d'une chaîne. Cela fait quarante-quatre ans que les illusionnistes
se produisent ensemble, brushings impeccables, sourires étincelants. Leur spé
cialité : faire «disparaître» des fauves. Leur mot magique : «Sarmoti
!» Une sorte d'abracadabra, qui sert aussi de salutation, acronyme de Siegfried
And Roy Masters Of The Impossible. Dans la salle : 1 500 spectateurs venus du
monde entier, ayant attendu parfois des semaines pour un billet. Cher : 225
dollars en moyenne. Roy présente un tigre blanc du Bengale âgé de sept ans,
Montecore. «C'est sa première apparition sur scène !», annonce Roy. Rien
de tel pour nourrir le suspense, alors qu'en réalité, le fauve participe au
show depuis six ans. Soudain, Montecore se jette sur Roy et le mord au bras. L'illusionniste tente
de se dégager. Devant les spectateurs croyant assister à une acrobatie, il frappe
le tigre à la tête avec un micro. Peine perdue contre 270 kg. Montecore plante
ses dents dans le cou de Roy, le traîne jusqu'en coulisses comme une poupée
de chiffon. Il faut l'intervention de techniciens avec des extincteurs pour
que le tigre lâche sa proie. Roy Horn fait une attaque d'apoplexie en route
vers l'hôpital. Véritable «miraculé», selon le neurochirurgien qui l'a opéré, Roy reste
incapable de parler, sans doute partiellement paralysé (lire encadré ci-contre).
Il devait fêter son 59e anniversaire le soir de l'accident. Pourquoi Montecore a-t-il attaqué son maître ? Cela reste un mystère. En près
d'un demi-siècle de spectacles, le duo n'a jamais subi une seule agression de
la part des animaux vedettes du show, a assuré Alan Feldman, porte-parole du
Mirage. Roy Horn, lui-même, avait pourtant mentionné avoir frôlé la catastrophe
par deux fois. Avec une panthère noire, qui, dans un mouvement de colère aurait
«failli le castrer», selon une interview accordée à Vanity Fair
en 1999. Un autre jour, avec un tigre de Sibérie qui l'a cloué au sol. «Nos
yeux se sont rencontrés. Je me suis rendu compte qu'elle ne voulait plus jouer
mais s'apprêtait à me mordre, avait-il raconté à Associated Press il y a
trois ans. Instinctivement, j'ai mordu son museau aussi fort que possible.
Elle n'a jamais essayé de me mordre à nouveau.» Deux incidents isolés et
hors scène. «Qui sont ces curieux personnages ? Sont-ils frères ?», se voient régulièrement
demander les chauffeurs de taxi qui déposent leurs visiteurs à Las Vegas. Siegfried
et Roy donnent très rarement des interviews et vivent coupés de la réalité,
un peu comme leur ami Michael Jackson, dans une immense villa en bordure de
Las Vegas, avec 55 tigres blancs, 38 serviteurs et 16 lions. La ménagerie circule
sous un plafond qui est la réplique de celui de la chapelle Sixtine, au Vatican.
Les deux magiciens possèdent également un domaine surnommé Petite Bavière, dans
lequel des haut-parleurs diffusent de la musique d'orgue allemande. Tous deux
fils de soldats nazis, produits de familles abusives, ils partageaient le même
désir : fuir l'Allemagne de l'après-guerre. A travers l'Europe avec un léopard Ils se sont rencontrés à la fin des années 50 sur une croisière. Roy Horn avait
15 ans et travaillait comme domestique du capitaine. A 21 ans, Siegfried Fischbacher
était le magicien du bateau. Le duo donne des spectacles à travers l'Europe
avec un léopard, passe par les Folies-Bergère à Paris, avant d'atterrir à Las
Vegas. Le reste est, comme le dit leur ami Arnold Schwarzenegger, «la plus
belle histoire d'immigrés que je connaisse : deux gars venus aux Etats-Unis
avec rien, et qui ont réalisé leur rêve». La division des tâches est la même depuis quarante-quatre ans : Siegfried se
charge des tours de magie et de l'illusion ; Roy élève les bêtes. Discrets sur
leur vie privée : ils furent amants il y a longtemps, selon les confidences
de leur amie l'actrice Shirley MacLaine à Vanity Fair ; ils font aujourd'hui
quartier à part. La chambre de Siegfried est décorée d'une peinture géante de
lui, nu, entouré de panthères. «Toute sa vie, Roy a été un mystère. Nous ne le connaissons pas vraiment»,
confiait Siegfried récemment à la télévision, causant la stupéfaction générale.
Après leur vie commune et leurs 30 000 spectacles? Roy, apparemment, passe plus de temps avec les fauves qu'avec les humains.
Dormant avec les bébés tigres du domaine, nageant avec eux dans sa piscine hollywoodienne
et méditant chaque matin avec un tigre blanc, du nom de Mantra. Son rapport
presque transcendantal avec les fauves est si fort qu'il pense avoir été un
tigre dans une vie antérieure. Mais quand, une semaine après l'attaque quasi
mortelle de Montecore, l'équipe hospitalière a retiré son tube respiratoire,
la première personne que Roy a demandé à voir était son chien. Distrait par une coiffure bouffante Eploré, le partenaire de Roy, Siegfried, a affirmé à Larry King sur CNN que
la morsure de Montecore était un geste d'amour. «Rien de vicieux, rien de
méchant.» Selon lui, le tigre serait venu à la rescousse de Roy, sur le
point de trébucher : «Roy tombe, et [le tigre] veut le protéger, parce
qu'il y a danger, vous comprenez ? Alors il prend Roy et l'emmène en coulisses,
derrière le rideau.» Le richissime ancien propriétaire du Mirage, Steve
Wynn, a une autre explication : le tigre aurait été distrait par la coiffure
bouffante d'une spectatrice au premier rang, qui, le trouvant adorable, aurait
tenté de lui gratter le menton. Roy aurait bondi pour les séparer. Les experts
sont moins romantiques: Jonathan Kraft, du groupe «Keepers of the Wild» dans
l'Arizona, estime que le tigre a agi comme s'il avait l'intention de tuer. Le
spécialiste en comportement animalier de Dallas, Louis Dorfman, déclare, lui,
que «le stress a entraîné cette morsure. Le tigre voulait exprimer son irritation». Sur le chemin de l'hôpital, Roy aurait demandé dans un souffle que l'on épargne
Montecore. Son voeu a été respecté : le tigre, mis brièvement en quarantaine,
a rejoint la soixantaine de fauves dans leur habitat du Mirage, surnommé «Jardin
secret». Loin d'être attendrie, PETA, la principale société américaine protectrice
des animaux, rugit dans une missive adressée au magicien alité : «Peut-être
que cet effroyable incident vous fera admettre qu'une scène sous les projecteurs,
avec de la musique à plein volume et les cris du public, n'est pas l'habitat
naturel des tigres et des lions !» Avec le soutien de la pin-up Pamela Anderson,
PETA multiplie les manifestations devant le MGM Mirage. Et accuse le département
fédéral à l'Agriculture, l'USDA (qui a, sans surprise, lancé une enquête sur
l'attaque), d'être très coulant avec Siegfried et Roy. Les inspections de routine
de ces trois dernières années se sont déroulées comme un charme, et PETA soupçonne
des inspecteurs de l'USDA d'avoir été envoûtés par des billets gratuits du spectacle.
Avec les inspecteurs de l'USDA sur le dos, et une salle de spectacle vide, le
MGM Mirage lèche ses blessures. L'hôtel-casino, qui a un contrat à vie avec
Siegfried et Roy, a perdu son principal aimant à touristes : 500 spectacles
à guichets fermés pour 700 000 spectateurs par an. «Quand vous allez à New
York, vous allez voir la statue de la Liberté. A Las Vegas, c'est Siegfried
et Roy», affirme Berne Yuman, le manager du duo. Le groupe MGM Mirage a
annoncé à ses actionnaires que l'arrêt du spectacle lui coûtera sans doute 2,5
millions de dollars par trimestre. Un show abominablement kitsch L'hôtel a licencié illico les 267 employés du spectacle, annulé au moins jusqu'à
Noël... Avec 75 à 80 shows à l'affiche, Las Vegas ne devrait pas souffrir trop
gravement sur le plan économique, mais la déprime se fait sentir : la disparition
de Siegfried et Roy marque la fin d'une époque. David Hickey, professeur de critique d'art à l'université de Las Vegas (UNLV),
décrivait le show comme un «assemblage fondant de Wagner, Barnum, Rousseau,
Pink Floyd, Fantasia, Peter Pan et Songe d'une nuit d'été.» Plus
perspicace, un critique anglais venu récemment à Las Vegas le qualifiait, lui,
d'abominablement kitsch, ajoutant : «La vraie raison pour laquelle tout le
monde est là, c'est pour voir les carnivores blancs, peut-être, juste une fois,
renverser la situation.»
(1) Les tigres blancs, originaires de l'Himalaya, sont en voie de disparition. Leur couleur en fait des proies visibles.